Pouvez-vous faire une rapide présentation de votre parcours ?

Je suis éditeur depuis vingt ans, éditeur papier dans les éditions « Six pieds sous terre ». Et éditeur aussi depuis deux ans d’une nouvelle maison d’édition qui s’appelle « Altercomics » qui, elle, est plus dédiée à la création d’édition numérique.

Les deux ont la spécificité de faire de la bande-dessinée. Avec « Altercomics », nous avons aussi des choses autour des sciences humaines, des sciences économiques et des Beaux Livres. Mais le cœur du catalogue, c’est de la bande-dessinée.

En ayant crée une maison d’édition vouée au numérique, nous nous sommes tout de suite confrontés à comment produire cette image de bande-dessinée en numérique, et ce que nous proposait sur le marché pour faire ça.

Faire un bouquin en papier, ça on sait faire. Toute la chaîne de fabrication, nous la connaissons, car nous le faisons depuis des années. Là, nous sommes arrivés dans un monde qui est absolument différent. Nous avons alors regardé, cherché et essayé de trouver quelque chose qui nous convenait pour cette traduction de BD en numérique.

Notre premier contact a été la société « Aquafadas », et leur plate-forme « Aveccomics ». Cette plate-forme ne correspondait pas à ce que nous éditeurs souhaitions faire. Nous étions déjà des éditeurs de papier. ce que nous voulions faire en numérique, c’était sensiblement la même chose : de la création ouvert à tous. Et là nous nous sommes rendus compte que le numérique devenait très compliqué. Cela ne nous a pas convenu. Nous nous sommes aperçus qu’il n’y avait pas de solutions sur le marché, si ce n’est des solutions au format propriétaire, pour faire du livre numérique.

Je dis livre numérique, parce que pour moi, c’est pas tout à fait une bande-dessinée. Il a fallu créer un logiciel et ça a mis un certain laps de temps (2 ans). Nous avons crée un logiciel pour faire de la création de livre numérique, et la société « EBK » qui maintenant commercialise ce logiciel.

Il y a une chose qui m’interpelle. Vous dites que le livre numérique, c’est pas tout à fait de la bande-dessinée. Moi, tel que je le conçois, si je peux partir sur un constat, c’est que dans la bande-dessinée et dans le livre papier en général, on a une page, c’est fixe, il y a un placement absolu de l’image et du texte. Tandis que dans le livre numérique, on a un flux, un monde relatif, et une fenêtre recomposable selon l’écran et l’orientation.

Pour vous, ce constat est-il légitime ? Qu’est-ce qui change fondamentalement entre le livre papier et celui numérique ?

Je ne parle pas de l’aspect du livre, qui a un début, un milieu et une fin. On est confrontés dans le numérique, d’abord, à des supports différents, des adaptations différentes et des formats de fichiers différents.

Un livre, au format papier, ne sort qu’une seule fois. Et il va aller en bibliothèque, en médiathèque, chez les libraires, chez le particulier, ou sur Internet. Nous étions confrontés à tout un tas de supports (tablettes, liseuses, smartphones) avec des formats de fichiers différents : ou c’est du fixe, ou ça va être un outil scénarisé parce que les supports de lecture sont différents. Effectivement, nous sommes beaucoup plus dans le flux. Mais il est aussi possible d’être sur du fixe. C’est-à-dire que les tablettes qui sont sorties actuellement sont sensiblement pareilles à ce que nous appelons un « 17-24 » – un roman littéraire ou roman graphique en bande-dessinée. Il est alors tout à fait possible de scroller de pages en pages et lire ce type de bouquin avec la planche de bande-dessinée telle qu’elle est. C’est-à-dire avec une narration par l’image et une façon de jouer les plans, qui sont liés à la technique et à la culture de la bande-dessinée.

Dès que nous allons vouloir faire un livre enrichi, une bande-dessinée différente, ce sera alors difficile de dire que c’est une bande-dessinée parce que la lecture et la scénarisation seront complètement différentes. Vous allez avoir des effets, un découpage spécifique, des zooms avant/arrière. Vous allez pouvoir émettre du son, faire une lecture théâtralisée. Ce ne sera plus la même chose.

Je pensais à Mégalex, série qui est parue aux « Humanoïdes Associés », qui utilise un système de vidéo-bd, qui consiste à remplacer les bulles par des bruitages et des voix d’acteurs, et ajouter des travellings avant et arrière. Que pensez-vous de ce procédé ?

Oui, pourquoi pas, je ne l’ai pas vu, donc c’est difficile de me positionner. Mais nous, nous restons vraiment dans le livre et la lecture, parce que nous sommes vraiment attaché à ça. Je ne dis pas que nous ayons raison ou tort. C’est un point de vue qui peut peut-être même évoluer. Je pense qu’effectivement la bande-dessinée, telle qu’elle est conçue en planches, peut varier en numérique. Après, avoir des artifices pour enlever des bulles, ça, je suis absolument contre. Je pense que la planche est faite de telle sorte qu’il faut respecter quand même le travail de l’artiste. On va pas redécouper, ou alors à ce moment-là on demande à l’artiste de faire une bande-dessinée sans paroles, et on rajoute la voix. Nous, on est vraiment sur de la lecture théatralisée. Si il faut rajouter une voix, alors elle doit être accompagnée par la bulle. Et puis il faut surtout avoir le choix : on a envie ou on a pas envie d’écouter quelqu’un qui va parler là-dessus. On a envie d’avoir une musique, ou on a pas envie d’avoir une musique là-dessus. Quand on dit que le lecteur va être participatif, c’est ça. Il faut avoir la liberté. On a envie d’avoir du page à page, on a envie d’avoir du scénarisé, on a envie d’avoir du son. Pour les mal-voyants, et tous les déficients visuels, on a envie d’avoir de l’audio. Pour une fois, on a envie peut-être de pouvoir écouter une bande-dessinée.

Voilà, nous répondons à un champ de lecteurs beaucoup plus important et beaucoup plus ouvert à travers la numérisation et la dématérialisation.

Une dernière question sur les limites de la tablette numérique. Le collectif « Livres de Papiers », est fondamentalement contre les e-books et la numérisation avec des slogans comme « un livre ça se prête, une tablette ça se pète », « E-books, une bibliothèque dans la poche et rien dans la tête », « E-books, E-monde, E-gnoble ».

Comment vous positionnez-vous par rapport à ces détracteurs, et qu’avez-vous à leur dire ? Est-ce que la tablette est un substitut du livre, ou est-ce que la tablette est complémentaire du livre, de sorte que celui-ci continuera à exister malgré l’essor du numérique ?

Je crois que ce n’est pas nous qui allons répondre à ces choses-là, c’est les générations qui vont répondre. Est-ce que la tablette est un outil comme le livre ? Ce dernier est un outil vraiment très pyramidal, ou effectivement on a quelque chose de très judéo-chrétien : un début, un milieu et une fin, c’est le champ qui est proposé. Dans le numérique, on va pouvoir s’arrêter, revenir, repartir, etc. On peut faire pareil avec le livre papier. Bon, on l’a toujours en main. La tablette permet d’aller sur différents supports : se balader sur Internet, faire du jeu, de l’éducatif. Ce que je veux dire par là, c’est que le livre et la lecture vont être très différents. On va avoir des livres enrichis avec peut-être de la vidéo à l’intérieur, des pop-ups qui vont s’ouvrir, qui vont vous donner des définitions. Nous essaierons alors d’apporter des réponses autres que Wikipedia. Nous ne sommes pas obligés d’être complètement abrutis et d’avoir un lien hypertexte sur telle ou telle chose !

Moi, ça fait vingt ans que je fais du papier, je continue à en faire. Je ne pense pas que l’apparition du numérique appelle un positionnement. Je ne crois pas que le livre numérique va se substituer ou doit se substituer au papier. C’est les gens qui vont choisir. C’est eux qui vont dire : je veux ça, ou je ne veux plus ça.

La seule chose vraiment problématique, c’est l’association entre les tablettes ou liseuses, et la « génération zapping ». Les personnes de la « génération zapping » bougent beaucoup, c’est vrai, mais ont un cerveau ou ils peuvent emmagasiner pleins de choses : je lis ma bande-dessinée sur ma tablette, pendant ce temps je lis mes mails sur un Kindle, et je regarde une espèce de saloperie à la télé-réalité. Et ils arrivent à faire les choses en même temps ! Je me demande quelle est la concentration qui est apportée à chacune des trois étapes que j’ai donné. Si ils y arrivent, c’est génial. Et je crois qu’ils sont en train d’y arriver.

Après se pose la question du fond : qu’est-ce qui reste ? On lit des bribes de choses. On regarde des bribes de choses. Est-ce qu’on va aller dans le fond d’un livre ? On peut avoir des bribes de philosophes qui peuvent nous parler de la colère. Mais ça ne veut pas dire qu’on aura lu l’oeuvre de ces philosophes. Alors ou est-ce que nous nous situons ? Est-ce que c’est le numérique qui fait ça ? Non ! C’est des choix qu’on composent ! Si tu as envie d’aller lire l’oeuvre entière de telle ou telle philosophe, tu peux le faire, rien ne t’en empêche ! Que ce soit en numérique ou en papier, personne ne va t’en empêcher !

Il y a aussi une chose très importante : c’est la faculté de la mémoire mise à mal par cette « génération zapping ». Qui connaît les numéros de téléphone ? C’est terminé. Le téléphone de mes parents, je le connais toujours par cœur.

Pour conclure, je dirais qu’il va y avoir une mutation de société : les lecteurs vont la faire.

(source :  http://blog.sanspapier.com/les-interviews-de-sanspapier-com-jean-christophe-lopez-fondateur-debk-editions/)

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mai 10, 2013

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