Soyons simple. Pourquoi est-ce qu’un enfant serait plus attiré par une tablette numérique que par un jeu normal ? Plus : pourquoi serait-ce mal que l’enfant remplace les jouets traditionnels par une tablette ? C’est vrai, si on y réfléchit deux secondes, toute la technologie déployée dans ce petit appareil est au service d’un surcroît d’interactivité. De cette sorte, en interagissant avec une tablette numérique, l’enfant ne se laisserait pas happer dans une activité qui l’isole, et qui ne lui permet pas de développer liens et affects sociaux.

Mais dis donc, ça ne vous rappelle rien ça ? Est-ce le tort que quelques béotiens dépourvus de cervelles imputaient à la lecture ? Nous n’irons pas jusqu’à dire que si les générations se succèdent, les imbéciles aussi, mais il y a quand même un paradoxe qu’il nous appartient de lever, car il mérite réflexion. Tout d’abord, ce paradoxe, pour y répondre clairement, il faut l’énoncer sans détour : pourquoi l’opinion commune s’alarme-t-elle de l’influence soi-disant néfaste des tablettes sur les enfants, alors que ce préjugé existe déjà dans la relation que l’on peut entretenir avec la lecture ? Autrement dit, qu’est-ce qui, dans l’usage que l’enfant fait de sa tablette, réactive le vieux préjugé selon lequel une personne ne vit ni ne se développe correctement en se focalisant obsessionnellement sur un objet sans vie ?

Pour tenter de répondre à cette question, on vantera, dans un premier temps, les vertus du doudou traditionnel. Ensuite, nous verrons en quoi la tablette numérique se rend complémentaire du processus éducatif porté par les parents et l’école. Enfin, nous nous intéresserons au cas particulier de la lutte contre l’autisme par l’intermédiaire d’applications spécialisées.

Et, effectivement, les plus jeunes se sont emparés d’un nouveau « doudou numérique », comme l’appelle le psychologue et psychanalyste Michael Stora, fondateur de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines. On peut voir dans le simple concept de « doudou », apparemment anodin, beaucoup de craintes implicites qu’il nous faut mettre à jour. Tout le monde s’accordera pour voir dans le doudou, un »objet transitionnel » comme l’appellera le psychiatre Winnicott. Un objet transitionnel est un objet utilisé par un enfant à partir de l’âge de 4 mois pour représenter une présence rassurante (un ours en peluche, par exemple), et se substituer à la relation que l’enfant avait avec le sein de sa mère. Partant, on dira qu’une des craintes condensée dans ce « doudou numérique » est que celui-ci prenne la place d’une peluche, ou de tout autre objet de ce type réputés moelleux, mignons et pleins d’amours. De plus, la possession d’un doudou « non numérique » permettrait de développer une certaine capacité imaginative. En effet, l’enfant, face à son partenaire inanimé, serait obligé de lui créer une vie, une histoire, une voix, afin de le faire interagir avec lui. La bande-dessinée de Bill Watson, Calvin et Hobbes, illustre avec humour le travail et le développement imaginatif d’un petit garçon pour donner vie à son doudou favori. Si les scénettes dessinées entre un petit garçon et sa peluche tigre fonctionnent à merveille, on n’imagine mal ce que cela pourrait être si la peluche se substituait à une tablette numérique ! Peut-être rien de cela n’aurait-t-il eu lieu…

Malgré « l’éducation à la vie » qu’occasionne la possession d’un doudou traditionnel, on peut raisonnablement douter que ce dernier soit le seul vecteur de développement d’un enfant. Il y a toute une éducation que l’enfant ne reçoit pas par la seule présence de son nounours, mais par l’apport des parents, de l’école, etc. Et si la tablette ne se substituait pas à l’apport des parents, et de l’école, dans le processus éducatif, mais s’en rendait complémentaire ?

La tablette numérique, en plus d’être considérer par les petits enfants comme une présence rassurante, a aussi un but éducatif. En effet, à part dans la bande-dessinée de Watson, un nounours ne nous apprendra jamais rien de philosophique, de mathématique ou de littéraire. Il nous apprend autre chose, l’empathie par exemple, mais rien d’éducatif au sens propre du terme. En d’autres termes, la tablette a pour mérite de coupler l’investissement affectif du doudou, à l’intérêt éducatif des applications qui sont proposés sur les tablettes pour enfants. Je pense par exemple à l’application «  Le carnaval des animaux », éditée par France Télévisions, qui déploie un univers ludique et éducatif autour de l’œuvre de Saint-Saëns. Elle permet à n’importe quel enfant de découvrir une parcelle importante de l’histoire de la musique classique tout en s’amusant. Voilà ce que n’offrait pas le jouet traditionnel.

Côté pile, Le psychanalyste et psychiatre Serge Tisseron accorde deux vertus aux tablettes numériques : « les tablettes favorisent le développement d’une intelligence intuitive ; les enfants tentent des actions, et reproduisent celles qui fonctionnent. D’autre part, résoudre de petits problèmes encourage l’intelligence hypothético-déductive ». Côté face, il juge que la tablette n’apporte pas l’essentiel, notamment aux enfants de moins de 3 ans. A cet âge, l’enfant doit mettre en place ses repères spatiaux et temporels. « Les tablettes, c’est un éternel présent, constate le psychiatre. Alors que lorsque les enfants utilisent des petits livres cartonnés, ils peuvent voir l’avant – les pages déjà vues -, le pendant – la page devant eux – et l’après – les pages restantes ». Autrement dit, appréhender les objets tridimensionnels – et non leurs avatars numérisés – semble être une étape essentiel dans l’apprentissage du monde, et de son fonctionnement. L’enfant doit pouvoir comprendre et intérioriser l’existence de différents points de vues sur le monde. « Autrui, pièce maîtresse de mon univers », comme dira Michel Tournier dans son roman Vendredi ou les limbes du Pacifique. Autrui façonne mon univers, car il est un autre point de vue qui, coordonné au mien, fait un monde. Il serait donc bien imprudent de le remplacer par une machine.

S’il est tentant de s’arrêter à cette conclusion, il est plus probant de s’intéresser à l’utilisation des nouvelles technologies sur tablettes dans le domaine de l’autisme. L’autisme est un trouble du développement humain caractérisé par une interaction sociale et une communication anormales, avec des comportements restreints et répétitifs. Dans un but clairement thérapeutique, des applications, comme Find me, conçue par des chercheurs de l’Université d’Édimbourg, consiste à retrouver un personnage sur l’écran dans différentes situations de vie. Les enfants doivent être en mesure de sélectionner le personnage en pointant leur doigt sur l’écran tactile, afin de passer au niveau de difficulté suivant. Au cours du jeu, les enfants doivent composer avec une série d’événements qui les déconcentrent. Ce jeu est conçu pour encourager les enfants à prêter attention aux autres personnes ainsi qu’à leurs besoins. Loin de favoriser un repli sur soi-même – préjugé colporté par le tout-venant – ce type d’application encourage le développement social et interpersonnel de l’individu ayant un comportement autistique.

Le site iAutism répertorie toutes les applications sur tablettes numériques. A titre d’exemple, 77 de ces applications relèvent de la communication par l’image, 22 sont orientées vers l’expression et la reconnaissance des émotions (notamment faciales), 36 vers l’apprentissage du comportement social, 35 vers le développement du langage au travers d’exercices liés au vocabulaire ou à la création de phrases, 33 vers l’orthophonie (avec des exercices de prononciation de phonèmes et la langue parlée en général), 11 vers l’acquisition de la conscience du temps (avec des systèmes de minuteries pour prendre en compte le temps écoulé).

Mais, dans les colonnes du magazine Wired, le chercheur australien Daniel Donahoo tempère l’enthousiasme lié à l’usage des tablettes pour les autistes. «Les iPads ne sont pas un miracle pour les enfants autistes. Avec tout ce bruit médiatique, les familles qui ne peuvent offrir une tablette à leurs enfants doivent ressentir de la peine. Cependant ces vidéos et ces témoignages ne présentent pas une vue globale de la manière dont un iPad peut contribuer au développement de ces enfants. Les premières recherches sur l’usage des tablettes par les enfants sont prometteuses, ces tablettes constituent en effet les appareils de communication améliorée et alternative (AAC) les moins chers que professionnels et parents aient vus jusqu’ici. Ceci dit, il n’y a pas d’appareil-miracle. Il ne suffit pas de placer une tablette entre les mains d’un enfant atteint d’autisme…. Ces appareils sont souvent utilisés pour ce que les professionnels appellent la stimulation, ou bien comme une baby-sitter. Pourquoi pas ? Nous avons tous besoin de décrocher, et il n’y a aucune raison d’empêcher un enfant de jouer et de se détendre. Une tablette ne remplace toutefois pas la nécessité pour les enfants autistes de s’engager dans un large éventail de thérapies qui les soutiennent dans leur développement. Tout dépendra de la manière dont elles sont utilisées, en tenant compte de l’enfant et de sa trajectoire de développement. Une liste des 10 meilleures applications pour l’autisme n’a pas de sens» (Wired Magazine ).

Pour conclure, si la relation entre l’enfant et la tablette n’en est qu’à ses balbutiements, il serait injuste de pousser des cris d’orfraies. Puisque la tablette est désormais parfaitement intégrée dans les foyers français avec 3 millions de foyers équipés selon une étude Mediamétrie/GfK, il est très enthousiasmant de voir toute la potentialité en germe dans ce champ d’activité. Bien sûr, cela ne va pas sans une direction bien précise à adopter, qui ne soit pas basée sur la rentabilité, mais sur la créativité et sur une certaine éthique. 

(source : http://blog.sanspapier.com/la-tablette-numerique-et-lenfance-reflexions/)

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mai 10, 2013

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