L’activité d’écrire est-elle une activité contribuant au bon fonctionnement du social ?

Bon, commençons, d’abord, ce n’est pas d’une activité d’écrire qu’il faut parler, mais bien du statut qui va avec, et de la légitimité d’un tel statut. Un statut est un ensemble de droits et d’obligations socialement déterminés en vertu des valeurs qui ont cours dans un groupe culturel donné. Autrement dit, j’ai droit d’exercer une activité d’écrivain, si et seulement si celle-ci aide d’une façon ou d’une autre la communauté dans laquelle je suis plongé, et promeut ses valeurs. Mais l’activité d’écrire est protéiforme. Pour moi, elle peut-être soit procédurale (cf. écrivain public), soit créative (cf. auteur). Pour ce qui est de l’écriture procédurale, l’écrivain public est un prestataire de services qui les vend à la communauté dont il est issu, pour remplir des feuilles d’impôts, des actes notariales, des lettres administratives divers et variées. Bref, ses obligations rétribuées à l’égard de la société permettent de renforcer sa cohésion autour des valeurs de la République, par exemple, pour la France.

Pour ce qui est de l’écriture créative, la question semble plus épineuse. Si on reprend à la lettre la définition d’un statut, on a, à première vue, du mal à voir quelles seraient les obligations socialement déterminées d’un auteur en vertu des valeurs qui ont cours dans un groupe culturel donné. Il serait, par exemple, très impropre d’accorder le statut d’écrivain uniquement aux auteurs de propagande étatique, sous prétexte qu’ils font l’apologie des valeurs de l’état. Face à cette première impasse, il convient de s’appesantir sur ce que sont les valeurs d’un groupe culturel donné, eta fortiori, sur la définition de la culture. Peut-être alors, en cherchant en amont d’une culture de propagande, pourra-t-on s’apercevoir que les auteurs les plus fantasques remplissent effectivement les obligations qui leurs sont dues par rapport à un groupe culturel donné ?

Une représentation de la culture consiste à la regarder comme formée de quatre éléments qui sont « transmis de génération en génération en apprenant » (Dictionary of modern sociology, édition 1969, p.93). : les valeurs, les normes, les institutions, les artefacts. Les valeurs orientent l’action des individus, en fonction de ce qui est estimable pour la communauté. Il y a donc, à première vue, covalence entre les individus singuliers et la communauté. Tandis que le groupe influence l’individu isolé, celui-ci, forcé d’orienter son action pour satisfaire la communauté, rentre dans un logique telle qu’il n’aura d’autres choix que d’adopter les valeurs de la communauté. Il y a donc un mécanisme de rétroaction entre l’individu et le groupe qui uniformise les valeurs d’une communauté. Mais est-ce aussi simple ? Ou, pour le dire autrement, la communauté est-elle un grand tout, ou chaque individus qui la compose, partagent les mêmes valeurs ? Hypothèse difficile à tenir, vu le nombre de dissensions qui apparaissent entre les habitants d’un même pays, par exemple. Les sociologues Luc Boltanski et l’économiste Laurent Thévenot, dans leur essai De la justification (Gallimard, 1991), considèrent qu’il n’existe pas de valeur universelle mais au contraire des systèmes de valeur relativement disjoints qu’ils appellent des « cités » et qui constituent des ensembles cohérents de référentiels, normes, figures emblématiques, etc. Ils estiment que chaque individu n’est pas enfermé dans un système de valeurs mais qu’il peut mobiliser plusieurs d’entre eux en fonction des situations.

Les « cités » qui vont nous intéresser pour notre sujet sont les suivantes : la « Cité inspirée », dont les valeurs de référence sont la création, l’inspiration, l’imagination, l’intériorité ; et la « Cité marchande » dont les valeurs de référence sont la concurrence et la rivalité. Voilà deux cités pour le moins antagonistes, et ce sur tous les points ! Cependant, Thévenot et Boltanski précisent que des arrangements peuvent êtres trouvés entre économies de grandeurs hétérogènes. En effet, la « cité inspirée » et la « cité marchande » peuvent trouver un arrangement à leurs différends dans la « Cité de l’opinion », par exemple, dont les valeurs de référence sont la réputation et la renommée, ou alors dans la « Cité par projets » dont les valeurs de référence sont l’activité, les projets, ainsi que la prolifération des liens.

C’est pourquoi il est tout à fait possible qu’un écrivain remplissent ses obligations par rapport aux valeurs d’un groupe culturel déterminé, au sens ou sa réussite dans la « cité inspirée » promeut les valeurs de la « Cité de l’opinion ». Ou alors sa réussite dans la « cité inspirée » sera concomitante à celle dans la « cité par projets », au sens ou il aura du infiltrer l’écosystème de l’édition littéraire par la prolifération de liens et de contacts, ce qui l’aura amené à former une pléthore de projets.

Démonstration est faite qu’un écrivain n’est pas inutile à la société, au sens ou il promeut des valeurs qui permettent à cette dernière de perdurer. Ainsi, il mérite son statut car ses obligations sociales sont remplies, et de plus se recoupent avec d’autres systèmes de valeurs ayant cours dans la société. Les valeurs de références de « la Cité Marchande », et de la « Cité de l’opinion » sont peut-être plus valorisées dans notre société que celles de « la Cité inspirée ».C’est pourquoi il m’a semblé important de montrer que le développement des valeurs de références de la Cité inspirée ne se fait pas comme dans un vase clos, mais s’agrège aux autres Cités précédemment mentionnées.

Maintenant, j’ai bien conscience que cette analyse légitime négativement, et non positivement le statut de l’écrivain. On se prendrait à rêver que la création, l’imagination, l’inspiration et l’intériorité – valeurs de références de la Cité Inspirée – soit à même de légitimer à eux-seuls une activité. Mais on s’apercevrait bien vite de l’idéalisme de cette pensée. En effet, si la prolifération de liens, de contacts, de projets, de renommée, de réputation peuvent servir des ambitions bassement mercantiles, elles sont aussi à même de soutenir un engagement politique qui travaille de concert avec une activité d’écrivain. On pense par exemple à Albert Camus, Jean-Paul Sartre, ou, plus près de nous, Ghérasim Lucas, qui ont su projeter sur l’écran de l’existence la célèbre phrase d’Henri Miller : « s’il a de la chance, l’écrivain peut changer le monde »…

(source : http://blog.sanspapier.com/la-remuneration-des-auteurs-digression-la-place-de-lauteur-dans-la-cite/)

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mai 10, 2013

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