Pouvez-vous faire une rapide présentation de votre parcours ?

Après des études de cinéma, j’ai rapidement bifurqué vers le secteur du livre : d’abord dans l’édition, puis dans la librairie, tout en continuant en parallèle mes activités créatives. Lorsque l’iPad est sorti en 2010, j’ai réalisé que l’appareil venait de donner naissance à un usage possible : celui des livres numériques dits « enrichis », à savoir des livres hautement multimédia mixant sons, vidéos, images, interactivité et texte. Le studio Walrus est né de cette ambition, et nous proposons nos services aux éditeurs en ce sens.

Le studio Walrus est un studio de création spécialisé dans la fabrication de livres numériques au format EPUB, d’une part, et une maison d’édition de livres numériques inédits, expérimentaux, étranges et amusants. Est-ce l’activité de prestataire de services, ou celle de maison d’édition qui est arrivée en premier ? Pourquoi agir sur les deux plans ?

Le pôle prestation est clairement arrivé en premier, et il continue d’être le cœur de l’activité de Walrus : 90% du chiffre d’affaire est réalisé à travers les créations que nous effectuons pour le compte des éditeurs traditionnels. Pour ce qui est de nos publications, qui comme vous le soulignez sont inédites, souvent étranges et amusantes et quelquefois expérimentales, elles sont une zone de test. Grâce à elles, nous sommes en mesure de mieux connaître le public qui forme le socle des lecteurs numériques. Nous expérimentons aussi bien en terme d’usage que d’ergonomie, aussi bien dans les thématiques que dans les circuits de distribution… Être libraire pendant six ans m’a appris que ce n’est pas en restant dans un bureau qu’on comprend une industrie culturelle : il faut se frotter aux réalités du terrain. En dehors du son caractère éminemment ludique, notre expérience d’éditeur numérique nous permet aussi d’apporter des réponses fiables et claires à nos clients lorsque nous effectuons des travaux de création. Sans elle, Walrus ne serait pas Walrus… et les lecteurs ne nous suivraient pas avec tant de passion.

 

Dans votre blog, vous vous êtes intéressé à la question de la publicité dans les e-books. Vous dites croire « à l’innovation et à la recherche de nouveaux modèles économiques, et rien n’empêche de penser que pour obtenir une meilleure rémunération des auteurs, on puisse insérer dans les pages, de manière non intrusive, en échange d’un rabais sur le prix de l’ouvrage pour le lecteur final, voire même de sa gratuité complète si l’annonceur prend complètement en charge les coûts liés ». Des services comme Youboox ne vous ont pas convaincus. Vous dites plus loin que la publicité est autorisée « pas aux conditions de l’auteur, ni même celles de l’éditeur, mais à celles du distributeur ». Pensez-vous mettre en place des initiatives qui, comme la librairie numérique du Bélial, par exemple, proposerait des prix variables en échange de la présence de publicité dans le livre ? Avez-vous des idées concernant le placement de la publicité dans les livres, et pensez-vous que cela peut passer face à l’attitude d’un lectorat refusant de faire de la culture un outil marketing ? Qu’avez-vous à leur répondre ?

La publicité est un thème récurrent lorsqu’on évoque le livre numérique. D’une part parce que l’arrêt de la publicité dans les livres papier ne date que de la fin des années 70, et que ce n’est pas si loin. D’autre part parce que le medium même du livre numérique paraît particulièrement adapté à l’accueil d’espaces publicitaires. Le principe de l’hyperlien a révolutionné la manière dont nous parcourons des contenus dématérialisés : il incite à l’action, non à la réaction passive. Les publicitaires s’y sont tout de suite intéressé sur le web, notamment par l’intermédiaire du fameux bandeau clignotant qui nous fait tous si mal aux yeux et que nous fuyons de tout notre cœur. C’est pourquoi j’expliquais mon scepticisme vis-à-vis de l’initiative Youboox : lorsqu’on choisit un modèle freemium/premium, il ne faut pas que le modèle freemium soit un pis-aller. Il faut qu’il soit utilisable, que les utilisateurs s’y retrouvent et que petit à petit, l’usage augmentant, ils passent doucement à la version premium, car ils estiment qu’elle présente un véritable intérêt. Dans le cas Youboox, la bannière au-dessus de l’ouvrage m’a tout simplement déconcentré de ma lecture. Je ne pouvais pas m’en détacher. Quand on écoute un spot de pub sur Deezer ou Spotify, le slogan n’intervient qu’entre les morceaux, pas au milieu. Or le phénomène de la lecture est différent : il fait intervenir cette « petite voix » que nous entendons tous dans notre tête, la fameuse voix du narrateur qui nous « lit » l’histoire lorsque nous en parcourons les lignes. Le fait d’avoir une bannière perpétuellement affichée au-dessus des pages provoque un effet intrusif immédiat : j’avais la sensation que le narrateur s’interrompait à chaque phrase pour lire le slogan de la bannière. En cela, je trouve le modèle peu satisfaisant, voire carrément inefficace.

Maintenant, doit-on pour autant occulter la possibilité d’insérer de la publicité ? Je ne le crois pas. C’est juste qu’il y a un art et une manière de le faire. Dans les années 40 et 50, les publicitaires étaient à la vieille école : il suffisait d’une affiche vantant les mérites de votre produit pour que les consommateurs les achètent. Mais avec les années 60 et l’arrivée de la publicité « maline », il a fallu trouver une autre manière de s’adresser aux spectateurs. C’est le phénomène qui est en train de se reproduire. Nous cherchons de nouveaux mediums pour faire passer un message. Et il faut le faire avec intelligence.

D’une part, cela passe bien entendu par l’établissement d’un barème, et d’un choix possible : un livre contenant des publicités devra être moins cher que son équivalent sans publicité, voire très peu cher. Je ne suis pas convaincu de la pérennité du gratuit sur nos secteurs, et du taux de transformation qu’il apporte, sauf si les conditions réunies sont satisfaisantes pour permettre à chacun une rémunération correcte (je pense surtout à l’auteur). Mais puisque la loi sur le prix unique nous permet de le faire (un livre-pub est différent d’un livre-sans-pub, ses deux prix ne sont donc pas chainés), je ne vois pas pourquoi nous ne devrions pas le faire : c’est un champ d’expérimentation comme un autre, et en cela les initiatives du Belial me semblent parfaitement justifiées. Néanmoins nous serons rapidement confrontés à un autre problème qu’a bien connu le web, et spécialement les sites de presse en ligne : trouver des annonceurs.

Je pense que le livre a toujours été plus ou moins un outil de marketing, qu’il soit industriel ou personnel : nous sommes les narrateurs de notre propre dramaturgie personnelle et si l’on ne fait de la publicité pour personne dans un livre, on s’en fait au moins à soi. Maintenant, les auteurs américains n’ont pas attendu notre consentement pour placer des produits dans leurs ouvrages. Je repense à Michael Crichton, par exemple, qui était un spécialiste du placement produit. Ça n’a jamais fait bondir personne d’intégrer le nom d’une marque dans les lignes d’un ouvrage. Les séries télévisées le font. Les films le font. Pourquoi les livres ne devraient-ils par le faire ? Je ne parle pas d’élargir le concept à toute la littérature, bien entendu : je vois mal les éditions de Minuit ou Zulma soudainement placer des publicités pour Pampers dans leurs pages de garde. Mais pour tout un pan commercial de la littérature, je ne vois pas le problème : les financements sont délicats, il faut donc aller chercher l’argent de la création là où il se trouve. Ce que nous ignorons (que nous voulons ignorer) encore trop souvent, c’est qu’un pan énorme de la culture est déjà sous perfusion publicitaire : des séries télévisées que nous regardons quotidiennement ne sauraient survivre sans le soutien direct de leur sponsor à la production. Ces séries, nous les regardons et nous les apprécions : ce n’est pas pour cela qu’elles sont bourrées de messages « à la papa ». Il faut trouver des solutions plus subtiles.

Qu’est-ce qu’on entend par plus subtil ? Le web a été précurseur comme dans bien des domaines, et toutes les leçons sont là. Le marketing viral a bien sûr fait ses preuves : j’imagine bien une marque s’associer à un auteur pour produire une vidéo intelligente et maline qui ferait le tour du monde, servant ainsi les intérêts des uns et des autres. Mais si tout le monde doit faire du viral, on ne s’en sortira plus.

Alors il faut aller sur d’autres chemins. Penser encarts, bien sûr (les premières pages des livres me semblent toutes indiquées) mais aussi immersion, univers, multi-support. Le transmédia immersif nous donne des pistes intéressantes de promotion : dans ce cas nous n’allons plus chercher le lecteur, c’est le lecteur qui vient à nous. Pourquoi ? Parce qu’il y trouve un intérêt ludique, informatif, émotionnel. Le jeu transmédia « Why so Serious ? » créé pour la sortie du film « The Dark Knight » en est un exemple magnifique. En créant des expériences de lecture inédites, en sortant le lecteur de sa zone de confort et en le confrontant à des situations qui peuvent s’imbriquer à merveille dans la vie réelle, nous avons des billes pour jouer de façon maline. Et les idées possibles ne manquent pas.

Alors oui pour la publicité, mais pas à n’importe quel prix. Les gens qui lisent des livres sont des gens censés et intelligents : il faut s’adresser à eux de la même manière.

(source : http://blog.sanspapier.com/les-interviews-du-numerique-julien-simon-gerant-et-directeur-editorial-de-walrus-books/)

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mai 10, 2013

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